Alter ego
Il fait nuit, il pleut sur le boulevard Haussmann et je suis pressée de rentrer chez moi. Il ne fait pas très froid mais mes mèches sont imprégnées de la fine bruine qui remplit l'air. Les grands magasins viennent de fermer ; il y a toujours foule sur les trottoirs mais elle sera bientôt dissipée.
La frénésie de Noël est passée depuis longtemps, et les vitrines, après cette période de démesure et de délire consumériste, subliment sur un ton un peu plus sage la fascinante aura du luxe à la française.
J'entends de loin la chanson de Gossip utilisée par Dior dans cette publicité diffusée en boucle au Printemps - celle où l'on voit Charlize Theron se précipiter dans les galeries de Versailles, nonchalante malgré son retard, pour enfiler sa robe d'or et de diamants, claquer la bise à Marylin et Grace Kelly avant d'exhiber son corps de rêve et son port de reine sur le catwalk - sans même un soupçon d'auréole sous les bras malgré sa course folle. C'est donc ça, être une déesse...
Je marche moi-même assez vite (!) en me frayant un passage sur le trottoir, pestant contre ces touristes chinois qui encombrent le passage, satisfaits de leurs emplettes. En plein dans mon élan, j'aperçois du coin de l'oeil droit une silhouette féminine, assise sur les marches à l'entrée du Printemps.
Je passe à un mètre d'elle et son immobilité me surprend au milieu de l'agitation.
Elle est jeune - la trentaine sans doute. Elle porte un bonnet posé sur ses cheveux bruns impeccablement coiffés, avec une sage raie sur le côté, des lunettes anguleuses aux montures noires, et un manteau noir matelassé, comme moi. Je me fais vaguement la remarque qu'elle me ressemble un peu.
Elle est calme, ses yeux sont baissés et son visage est inexpressif. Ma première réaction, très fugitive puisque je marche au pas de course, consiste à m'étonner que cette Parisienne, qui semble attendre quelqu'un avec beaucoup de patience et peut-être de lassitude, soit assise sous la pluie, sur les marches mouillées du Printemps.
Un battement de cils plus tard, j'entraperçois une pancarte dans ses mains. Et cette pancarte crie : "J'ai faim".
Le temps de processer l'information, je l'ai déjà dépassée. Dans ma stupéfaction, je me demande s'il faut que je fasse demi-tour, je me vois lui adresser la parole, proposer mon aide, exprimer mon incompréhension... c'est qu'elle ressemble si peu aux SDF si nombreux dans ce quartier.
Mais je me sens bête et honteuse, timide et embarrassée, et je n'agis pas. Je me contente de poursuivre le chemin qui me ramènera dans la chaleur de mon chez-moi. Je porte en moi la culpabilité inévitable à celui qui arpente Paris, et qui m'est revenue comme un sentiment oublié après trois ans passés en Suisse, où les mendiants sont si rares...
D'habitude, j'éprouve toujours un léger serrement de coeur et une gêne systématique lorsque je croise, tous les matins, ces sans domicile postés sur le trottoir, emmitouflés dans une couverture et agrippés à leur chien, souvent avinés et âgés, le visage marqué par la vie de la rue. J'ai honte d'avoir le privilège de ne manquer de rien et de les ignorer, mais pour être tout à fait honnête je suis également soulagée lorsqu'ils disparaissent de ma vue. Puis je les oublie, jusqu'à ce que je croise un autre de leurs congénères.
Cette fois-ci, mon sentiment dominant est l'effroi. On entend dire fréquemment que les accidents de la vie et la précarisation sont des risques qui peuvent atteindre n'importe qui. Mais en opinant sur la vérité théorique de ce constat, on persiste à penser que l'on est protégé de ce genre d'aléa.
Pourtant, cette fille, ce pourrait être moi.
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